Interview Gilles Leloup – XXII° Rencontres internationales d’orthophonie – 2022

Interview Gilles Leloup – XXII° Rencontres internationales d’orthophonie – 2022

XXII° Rencontres Internationales d’Orthophonie

 

Entretien avec Gilles Leloup

Propos recueillis par Sophie-Joly Froment, co-responsable des Rencontres d’Orthophonie décembre 2022

Pouvez-vous vous présenter et présenter votre parcours ?

Orthophoniste depuis plus de 30 ans, je me suis intéressé à diverses pathologies qui sont traitées en orthophonie. Initialement, ce fut l’aphasiologie pendant des années. A côté de ça, je me suis intéressé à la sphère oro-faciale et particulièrement aux troubles dysfonctionnels de la déglutition. Ensuite, j’ai développé un intérêt pour les troubles neuro-développementaux, particulièrement en langage oral et en langage écrit avec un focus sur le langage écrit, parce que j’ai soutenu ma thèse il y a 10 ans sur les troubles spécifiques du langage écrit chez l’adulte dyslexique universitaire. Je me suis interrogé sur les questions méthodologiques de soin des troubles du langage écrit parce que je voyais des adultes dyslexiques qui présentaient toujours un trouble persistant du langage écrit, particulièrement une dysorthographie, malgré un long suivi orthophonique. Ceci m’interrogeait sur les conduites méthodologiques qui avaient été menées en amont.

Beaucoup de choses ont changé depuis ces 10 dernières années puisqu’on a maintenant des explications causales précises de la dyslexie qui permettent de développer des protocoles de soin, en tout cas des approches de traitement des troubles du langage écrit qui me paraissent plus ciblées et plus pertinentes, avec des objectifs. Ce qui est démontré dans le cadre de la présentation que fera Karine Harrar Eskinazi avec qui je travaille. Elle inclut une sorte de protocole avec des hypothèses à propos des déficits visio-attentionnels, comprenant des intermodalités phonologiques et des entraînements orthographiques et de lecture. Des entraînements ont été validés de façon individuelle qui montrent que s’ils sont ciblés, intensifs et spécifiques, on peut aller jusqu’à une remédiation des troubles du langage écrit, ce qui est assez étonnant et innovant.

D’où les recommandations de bonne pratique qui arrivent en parallèle et qui permettent, dans le cadre de données probantes, de s’interroger sur le fait que, peut-être, pour traiter les gens, il faut :

-proposer des entraînements mais aussi un « package » général méthodologique, en s’appuyant sur les données probantes ;

-s’appuyer sur l’expertise clinique parce qu’on peut s’appuyer sur la littérature mais notre métier est un métier d’ajustement au cas par cas du patient alors que les études en général sont des études qui traitent des effets de groupes mais pas des effets d’individus.

L’orthophoniste clinicien est en contact fréquent avec ce type de pathologies, et est donc le plus à même de réfléchir à comment prendre en compte la spécificité cognitive de son patient selon les données de la littérature mais aussi ses spécificités environnementales, les niveaux de motivation, les interactions que l’on peut avoir avec le patient et ses parents. On inscrit tout cela dans les relations que l’on a avec les autres professionnels de soin, et aussi avec l’école, avec qui on met des partenariats en place afin de permettre à ces enfants de ne plus être en difficulté de lecture et orthographe.

Voilà donc mon parcours général qui m’a permis de créer un cadre méthodologique  dépassant le simple fait de proposer des entraînements et visant plutôt à une réflexion sur la façon dont on peut traiter les patients.

Les rencontres 2022 au sein desquelles vous allez intervenir portent sur les troubles du langage écrit, selon vous, quel(s) rôle(s) jouent les orthophonistes dans ce domaine ?

Il existe des preuves internes et des preuves externes : pour soigner

on peut s’appuyer sur la littérature scientifique. Si on prend l’orthographe, il est possible de citer des travaux anglo-saxons, allemands, italiens, mais quel va être leur impact sur notre travail d’orthophoniste en langue française ?

Les orthophonistes possèdent une expérience clinique, à la différence d’un chercheur pur qui n’est pas sur le terrain. Les orthophonistes ont cette expertise même s’ils n’ont pas toujours les réponses aux différentes problématiques du langage écrit. Ils savent comment adapter les choses et (se) mettre en situation de traiter les troubles du langage écrit.

Pourquoi ces troubles vous intéressent-ils, pourquoi travaillez-vous dessus, quels sont vos axes de recherche ?

Ce n’est pas le trouble dyslexique qui m’intéresse particulièrement, mais la méthodologie de traitement.

Dans les recommandations de bonne pratique, on a différencié les enfants dyslexiques qui représentent une faible partie des enfants porteurs d’un trouble spécifique du langage écrit. On sait que dans les journées d’appel et de citoyenneté, 23% des jeunes présentent des troubles de la compréhension de lecture. Quand on décortique ces données, on s’aperçoit que beaucoup ont des troubles d’accès à l’identification des mots . Parmi ces jeunes, peut-être qu’on ne distingue pas les dyslexiques parce qu’ils ont mis en place des moyens de compensation sémantique. Donc, étudier cette population très restreinte permet de réfléchir sur les mécanismes de lecture, et de mettre en évidence le fait que, si on fait des entraînements ciblés, spécifiques et en rapport avec nos hypothèses, on a des gains en lecture et compréhension.

Ceci permet de montrer que, si on associe notre expertise clinique aux données de littérature, on peut créer une méthodologie de soin, (avec en plus, l’idée de décision partagée et préférence du patient) pour définir une autre façon de traiter les patients et ne pas fonctionner au coup par coup.

Il faut développer une pratique de soin qui renforce l’efficacité de la prise en soin. Pour moi, il s’agit de développer une pratique de soin qui permette une meilleure efficacité quelle que soit la pathologie, et non pas trouver des exercices qui fonctionnent, en tout cas dans le cadre des TND.

Votre exposé portera sur les recommandations de bonne pratique en langage écrit, qui sont récemment sorties. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

L’argumentaire scientifique des RBP est dense mais permettait de présenter un état des lieux des connaissances actuelles sur le langage écrit, comme le voulait la commande du Collège Français d’Orthophonie.

Il s’agit de définir des critères, il en est ressorti 4 principaux, à savoir :

1 Critère diagnostic
2 Critère de décision de soin
3 Critère d’une approche thérapeutique centrée sur la personne
4 Critère de parcours de soin en LE

Concernant le critère de diagnostic, il s’agissait de bien définir la population sur laquelle on intervient, et de bien différencier les enfants présentant un trouble spécifique du langage écrit selon le DSM V. Si on prend en compte les critères A et B du DSM V, on peut intégrer presque tout le monde, en excluant que les enfants ayant une condition biomédicale définie. Cela pose une interrogation sur le traitement et sa manière d’intervenir. La méthodologie peut être semblable mais elle nécessite des adaptations.

La première adaptation à faire est que les enfants dits dyslexiques ont des compétences de compréhension orale relativement préservées, avec des capacités sémantiques, morphologiques, morphosyntaxiques qui vont leur permettre de compenser leur déficit d’identification de mots, de codage et d’encodage en mémoire orthographique. Il faut donc faire attention à ces enfants car souvent, en pensant les aider, on ne fait que renforcer leurs systèmes de compensation, sans traiter le déficit. Ils se débrouillent donc dans la vie tout en restant de mauvais lecteurs et, surtout, de mauvais orthographieurs.

Pour les autres, cela amène à effectuer systématiquement une évaluation du langage oral. Dans la littérature actuelle, le lien est évident entre les compétences langagières à l’oral et à l’écrit. Or, quand on reçoit un adolescent pour lequel on se demande s’il présente un trouble d’identification ou un trouble spécifique du langage écrit, on peut s’apercevoir qu’il ne comprend pas le texte qu’on lui demande de lire. Et là, se pose la question de savoir s’il décode mal ou s’il a un trouble du langage oral.

Ayant passé plus de 30 ans en centre référent, je pense qu’il faut s’occuper dès le CP de ces enfants-là, faire un diagnostic différentiel car on voit trop d’adolescents arriver dans les cabinets d’orthophonie initialement suivis pour des troubles d’identification, qui se sont débrouillés mais qui ne comprennent pas ce qu’ils lisent. Or, le but de la lecture, c’est de comprendre, ce n’est pas d’identifier.

Nous, orthophonistes qui travaillons sur le terrain, avons besoin de bien différencier ces enfants pour qui il faudra prendre en compte le trouble du langage oral et le travailler.

Concernant le critère de décision de soin, il est nécessaire d’avoir une revue de littérature et insister sur les entraînements réguliers et intensifs, ce qui est compliqué à mettre en œuvre. Or, toutes les méta-analyses vont dans ce sens : à moins de 10-15mn d’entraînement journalier sur une particularité ciblée, il n’y a pas vraiment d’effet. Donc cela remet en question le fait que l’on puisse soigner les enfants 30mn/semaine. Le soin peut être la rémission du trouble, mais aussi l’adaptation. Les orthophonistes font le plus souvent du soin adaptatif compensateur et le font bien, mais il faut aussi parvenir au soin curatif, traiter réellement et surtout diminuer dans la décision de soin, les prises en charge et leur durée.

Il s’agit donc de bien différencier les facteurs de risque et de protection, la question clinique que l’on doit définir et comment on mesure notre efficacité. Aujourd’hui, on parle beaucoup des lignes de base parce que c’est ce qui fonctionne le mieux, mais ce ne sont jamais que des mesures. Il n’y a donc pas de ligne de base sans avoir posé au préalable une question clinique et des objectifs. L’objectif pourrait être soit curatif, soit curatif et compensateur, soit curatif et adaptatif.

Concernant le critère d’une approche thérapeutique centrée sur la personne, il s’agit de rendre consciente l’implication du patient. Pour cela, il faut qu’il sache où il va, connaître les objectifs à court, moyen et long termes, sans quoi, la décision de soin partagée sera difficile à mettre en place. Il s’agit donc d’informer le patient puis de décider ensemble. C’est de cette décision de soin que vient la motivation.

Concernant le critère de parcours de soin, il n’y a pas de possibilité d’avancer dans la prise en soin des troubles du langage écrit sans partenariat avec les enseignants : définir avec eux les objectifs, la quantité de travail à fournir aux enfants mais aussi leur fournir les listes d’entraînement validées scientifiquement afin qu’ils participent à l’intensité de l’entraînement. On peut Ies aider à comprendre comment intervenir auprès des enfants présentant un trouble du langage écrit.

Pour télécharger l’article : n°421 l’Orthophoniste