Interview Eddy Cavalli – XXII° Rencontres internationales d’orthophonie – 2022

Interview Eddy Cavalli – XXII° Rencontres internationales d’orthophonie – 2022

XXII° Rencontres Internationales d’Orthophonie

 

Entretien avec Eddy Cavalli

Propos recueillis par Agnès Witko, co-responsable des Rencontres d’Orthophonie décembre 2022

En quelques mots, pouvez-vous vous présenter le parcours qui vous a amené au langage écrit en tant que thématique de recherche principale ? 

Attiré par les sciences, j’ai fait un bac scientifique. Après un passage en faculté de sciences, ma curiosité m’a conduit en psychologie, les matières telles que la neurologie, la biologie, les statistiques et la psychologie m’ont passionné. En plus, j’ai trouvé une démarche empirique dans laquelle on ne dispose pas forcément immédiatement de toutes les réponses, et je me suis investi dans ces domaines. Au final, c’est la neuropsychologie qui correspondait le plus à ma manière de penser.

J’ai rencontré Pascale Colé à cette époque parce que j’étais attiré par les travaux en rééducation et en éducation. Mon premier travail de recherche a consisté à faire un mémoire sur le niveau du langage des collégiens, puis le thème de la dyslexie s’est imposé à moi en fin de master. J’ai obtenu une bourse de thèse pour travailler sur la dyslexie, et depuis c’est mon thème de recherche principal, même si je suis également attiré par d’autres pathologies. En effet, la lecture se situe dans un cadre théorique assez rassurant, mais stimulant, qui permet de faire des hypothèses assez fines, avec des débats, de nombreuses questions. Je lis de nombreux articles, j’étudie les différents avis des chercheurs, cela dit, je fais confiance à mes propres hypothèses, d’où ma passion pour ce domaine.

Néanmoins, la clinique n’est pas aussi rassurante, et j’ai une expérience concrète à ce sujet, dans la mesure où j’ai fait un grand nombre d’heures de stage pendant pour mon master en neuropsychologie, et principalement en ITEP[1]. On trouve des profils d’enfants à besoins particuliers, avec une dimension sociale souvent très impactée qui engendre des troubles du comportement, qui vont eux-mêmes amener à des troubles des apprentissages. Je me suis beaucoup investi dans ces ITEP où les questions d’estime de soi, de valorisation, d’investissement et de motivation passent au premier plan dans la problématique des enfants accueillis dans ces structures.

[1] ITEP : Institut Thérapeutique Educatif et Pédagogique.

Les rencontres 2022 au sein desquelles vous allez intervenir avec Elise Lefèvre portent sur les procédures de dépistage et de diagnostic chez les adolescents et adultes dyslexiques en abordant les questions de méthodologie. Quel rôle jouent les orthophonistes dans le domaine des troubles du langage écrit selon vous ?

Le rôle des orthophonistes concernant les troubles du langage écrit est absolument central. De mon point de vue, il y une complémentarité évidente et importante entre la mission de l’orthophoniste formé à intervenir auprès de n’importe quel public en utilisant la sphère du langage, et celle d’un neuropsychologue. Le neuropsychologue a des connaissances suffisantes pour intervenir également dans le domaine du langage, mais en envisageant le langage comme une composante cognitive en interaction avec l’ensemble des autres composants dans lequel il peut mener une expertise. Ainsi, il va considérer la dimension langagière comme une composante associée à d’autres. Tout neuropsychologue peut se situer dans une approche complémentaire à celle de l’orthophoniste. En revanche, la formation d’orthophoniste manque à mon sens de méthodologie et d’approches statistiques. L’idée serait d’adopter une approche en termes de conceptualisation du fonctionnement humain similaire à celle qui est mise en œuvre en neuropsychologie. J’ai été formé à la psychologie et à la neuropsychologie par la méthodologie et les statistiques, en clinique et en recherche. C’est cette double approche qui me permet de réfléchir comme un scientifique, de mettre en place des projets de recherche et de les valider scientifiquement. Tout le reste relève de connaissances théoriques que l’on apprend en lisant, en recevant des patients, en échangeant lors des conférences.

Il faut reconnaitre l’évolution de l’orthophonie au niveau académique et le passage au grade master. La neuropsychologie quant à elle peut déboucher sur un doctorat, c’est pourquoi l’approche est un peu différente. De son côté, l’orthophonie est une discipline paramédicale qui relève du système de santé. Si l’on va plus loin, il y a toute la partie motrice dans le langage qui prend en compte le fonctionnement moteur du corps humain qui n’est pas pris en compte dans la neuropsychologie, sauf peut-être dans le cadre de la cognition incarnée. L’orthophonie conçoit le langage comme un processus endogène associé à des processus physiologiques, d’où l’importance d’étudier la motricité du langage. De plus, l’orthophonie intègre une part d’ergonomie, afin d’adapter l’environnement pour toute personne, qui aurait besoin d’un dispositif cognitif particulier, pour lui apprendre des stratégies efficaces de manière à adopter un comportement plus adapté.

Aujourd’hui, des protocoles de rééducation liés à l’EBP ne sont pas concluants en raison de leurs effets minimes et non reproductibles. Au lieu d’utiliser mécaniquement cette méthodologie imposée et peu adaptée, il serait préférable de développer des connaissances sur un modèle théorique précis, et de concevoir des entraînements basés sur ce modèle, peu importe la comparaison avec un groupe contrôle. A partir d’un travail de conceptualisation théorique, des hypothèses de modèles de rééducation sont possibles, notamment si l’on se réfère à des modèles connexionnistes qui miment le fonctionnement cognitif.

Concernant les troubles du langage écrit, comment  concevez-vous les liens entre la recherche fondamentale et la clinique ?

Pour moi, la recherche fondamentale et la clinique sont indissociables. Mes idées venant de la clinique, si j’ai une idée à un moment donné, c’est qu’elle a été motivée parce qu’un patient a dit ou fait quelque chose qui mérite attention. Je parviens à me projeter assez facilement dans une démarche clinique. C’est peut-être pour cela, que, dans les travaux conduits avec Pascale Colé, nos résultats étaient assez positifs, dans le sens de nos hypothèses. Dire que la clinique et la recherche sont indissociables n’empêchent pas de dire qu’il y a un écart énorme entre les connaissances développées en recherche et la diffusion de ces connaissances dans la clinique.  Il y a plusieurs raisons à cela :  la première raison est liée à la formation des étudiants, il s’agit de réduire cet écart et c’est à nous de travailler dans ce sens. La deuxième raison est que nous faisons de la recherche dans un pays francophone, la maîtrise de l’anglais n’est pas évidente, de ce fait les étudiants appréhendent de lire l’anglais, ce qui est dommage parce que la connaissance en recherche est diffusée majoritairement en anglais. La troisième raison relève du niveau d’exigence des publications en anglais qui ne cesse d’augmenter ; on est obligé d’injecter des modélisations et des méthodes très complexes qui peuvent limiter l’accès à la lecture de quelqu’un qui n’a pas ces connaissances (d’où l’importance d’une formation en méthodologie et statistique). La dernière raison est essentielle, je participe aussi à des publications dans les revues françaises. En effet, je suis  co-éditeur de la revue L’Année Psychologique / Topic in Cognitive Psychology dont Pascale Colé est l’éditrice en chef, c’est une revue francophone dans laquelle  on publie également en anglais, et je trouve  que  c’est important, en tant qu’enseignant chercheur en France, de publier des expertises  pour des revues internationales, mais également dans des revues francophones, parce qu’il faut également valoriser  la  recherche dans notre pays, et la recherche clinique elle n’est pas obligée d’être en anglais pour être  accessible à  tous les cliniciens.

Dans quelle mesure ces troubles sont-ils reliés à d’autres thèmes de recherche que vous menez actuellement ?

J’ai privilégié uniquement le langage écrit comme premier cap théorique afin de m’investir et de maîtriser au mieux cette thématique. L’objectif est de m’autoriser par la suite à bénéficier d’une légitimité de penser à d’autres pathologies. Je commence à m’intéresser à d’autres types de pathologies, notamment ce qui concerne les troubles de l’attention. J’ai aussi travaillé sur les facteurs de risque des troubles neurodéveloppementaux, incluant le diagnostic différentiel, notamment avec les troubles psychiatriques comme les TOP (troubles oppositionnels avec provocation). Ce dernier trouble ou symptôme et sa comorbidité avec le TDAH m’intéresse particulièrement du fait de ma formation en ITEP. Je me pose des questions sur l’interaction qu’entretiennent les troubles du comportement avec les troubles des apprentissages, notamment en collaborant avec des chercheurs américains. Cela dit, poser un diagnostic différentiel est un gros travail qui nécessite des outils adaptés en clinique, qui ne sont pas toujours valides psychométriquement et/ou disponibles.

L’exposé que vous avez prévu avec Elise Lefèvre a pour titre ” Procédures de dépistage / diagnostic et méthodologie de profils chez les adolescents et adultes dyslexiques ” ? En quelques lignes, de quoi s’agira-il lors de ces rencontres ?

Nous allons présenter deux parties qui constituent une synthèse des dernières études. La première touche à des développements de procédures de dépistage et de diagnostic qui vont utiliser des méthodologies d’intelligence artificielle, notamment des algorithmes d’inférence conditionnelle qui vont nous permettre de préciser la démarche diagnostic, c’est-à-dire un individu sera considéré comme pathologique dans le cas d’une double positivité à des tests, grâce à une classification adaptée dans ce contexte-là. C’est un travail qu’on a fait sur une population d’adolescents et d’adultes et qui montre des résultats différents dans chacune des deux populations, ce qui suggère que les troubles et les symptômes de la dyslexie évoluent avec le temps, en fonction de plusieurs facteurs. Dans la deuxième partie on présente une approche que l’on a pu tester dans le cadre de mon financement ANR Jeune Chercheur (DYSuccess). Elle consiste à travailler non plus sur une approche dichotomique d’un trouble (soit il est dyslexique, soit il ne l’est pas), mais de travailler sur une approche dimensionnelle avec l’identification de niveaux de compétence, de niveaux de performance, avec la création de différents profils. Les profils sont créés sur la base de clusters statistiques qui sont également une méthodologie qui utilise des algorithmes. L’intérêt de cette approche est de pouvoir rendre compte des différences individuelles qui existent dans la maîtrise du langage écrit/oral, et de pouvoir adapter plus tard des procédures d’intervention associées à chaque profil.

Avant toute chose, il faut se baser sur un modèle théorique. On ne peut pas dire que cliniquement on a le droit de tout faire si on ne fait pas référence à une modélisation. Dans les modèles de lecture, le plus évident et le plus admis, c’est de dire qu’il y a deux dimensions : la dimension de décodage des mots écrits et la dimension de compréhension. Sur la base de ces deux dimensions, il faut les mesurer et on peut créer deux mesures continues d’efficience en décodage et en compréhension. Des modèles de pensées connexionnistes sur la base de ce fonctionnement ont été créés. Il faut appliquer une méthodologie qui permette d’identifier le niveau de performance du sujet, dans une démarche d’études de cas. Statistiquement, les scores de déviances (scores z) sont très critiquables, notamment car ils ne tiennent pas compte du niveau de difficulté de la tâche et que le seuil critique est théorique, c’est pourquoi je préfère utiliser des scores plus fonctionnels créés pour les études de cas (par exemple l’approche de Crawford) qui permettent de réduire la probabilité de faire des erreurs (erreur de type 1) en considérant la présence d’un trouble alors que le sujet ne présente pas réellement ce trouble. L’ensemble de ces méthodes permettent donc d’identifier un niveau de compétences sur chaque dimension évaluée et ainsi de créer des profils de lecteur dont le fonctionnement et l’efficacité d’une remédiation peut être prédite par un modèle théorique.

Pour télécharger l’article : n°421 l’Orthophoniste